La couleur de la lune (Extrait)
Il y avait des cris, des appels à l’aide, le murmure de la foule qui s’était agglutinée en face du brasier comme devant un spectacle. On pouvait voir un émerveillement dans les yeux des plus jeunes et une terreur dans ceux des plus âgés. Tout le monde allait dans tous les sens. Certains avec des seaux d’eau pour tenter de venir à bout du feu, d’autres avec des habits, des sacs et des documents à moitié cramoisis qu’ils avaient pu tirer des flammes. Elle, elle n’avait rien sauvé, et elle risquait de perdre bien plus.
Elle était face à l’entrée de sa maison et continuait de crier à s’en perforer les poumons, appelant sa mère et son père successivement. Elle ne pouvait aller plus loin tant le brasier était intense. Elle tourna sur elle-même, espérant reconnaître dans les visages autour ceux de ses géniteurs, percevoir une voix que le brouhaha ambiant couvrait, mais rien. Peut-être étaient-ils bloqués à l’intérieur, piégés dans leur sommeil comme elle l’avait été. Il fallait qu’elle entre. Elle se mit à arrêter les passants en disant : « Mes parents sont à l’intérieur, ils sont à l’intérieur », tout en indiquant sa maison. Mais personne ne réagissait, tous étaient préoccupés. Ils avaient aussi leur parent, fils, mère, frère, documents administratifs à sauver. Elle se sentit désespérément seule. Elle priait intérieurement, ne pouvant se résoudre au pire.
Le ciel l’avait-il écouté ? Un vent violent se leva. Un de ceux qui précèdent les orages. La foule se mit à crier. Le vent sembla amplifier les flammes qui comme dans une danse endiablée allaient vers la droite puis vers la gauche, dans un mouvement imprévisible. Un bruit sourd se fit entendre, une partie de la toiture de sa maison venait de s’affaisser avec grand fracas. Cela lui fit l’effet de recevoir une décharge électrique. Elle courut automatiquement en direction de la bâtisse. Il n’y avait personne pour l’arrêter. Même s’il y en avait, auraient-ils pu ? En si peu de temps, elle venait de ressentir deux des plus terribles sentiments qu’on pouvait ressentir dans une vie : la peur de devoir quitter ce monde d’une part et celle de perdre des êtres chers d’autre part. Elle savait désormais quelle était l’éventualité la plus difficile à envisager.
Elle avait réussi à entrer dans la maison. Il y faisait horriblement chaud, mais avait-elle encore ses sens qui fonctionnaient ? Si ce n’était cet instinct qui la poussait vers l’avant. Ses parents étaient tout pour elle, son monde, sa vie. Les perdre n’était pas envisageable. Elle continuait de crier, de les appeler. Mais elle n’entendait que le rugissement des flammes et le grondement du ciel. Elle ne pouvait avancer, tout était en flamme, tout. De plus, le toit qui s’était affaissé avait généré un mur de débris embrasés se dressant entre elle et la chambre parentale. Elle voulut aller le gravir, mais la chaleur intense ne le lui permettait pas. Son corps avait certes accepté de rentrer dans cette fournaise, mais refusait d’aller plus loin. La pluie avait commencé. Par le toit ouvert, de grosses gouttes s’abattaient sur elle. Elle restait immobile devant ce combat qui opposait les flammes à l’orage. Impassible, trop apeurée ou résignée ? Désespérée ? Seule… Son visage était humide et cela n’avait rien à voir avec la pluie.